« Je me souviens d’Ange, lorsqu’elle est arrivée. Elle était si heureuse, si pleine de vie. Elle nous a toutes saluées, toutes câlinées. Ceux qui osaient dire du mal d’Ange étaient juste des jaloux. C’était la plus belle personne qui existait. Je me rappelle encore très exactement de l’histoire qu’elle nous a contée. On lui avait demandé tellement d’informations, je ne sais pas comment elle a pu répondre à tout sans se fatiguer. Bref. »

« Les premiers souvenirs qu’elle avait dataient d’il y a environ treize ans, alors qu’elle en avait à peu près onze. Je dis bien “environ” et “à peu près”, car personne n’a pu nous dire précisément de quoi il en retourne. Peut-être qu’en fait, c’était il y a onze ans ou qu’elle n’en avait que douze… Nul ne le sait réellement. Quoiqu’il en soit, en fonctionnant de logique, elle a pu nous dire qu’elle se trouvait dans les Terres Sauvages. Où exactement ? Là encore, aucune certitude. Elle était seule, elle ne se souvenait de rien, pas même de son prénom. Elle ne savait pas parler, ne savait pas survivre en dehors de ses instincts primaires… Elle ne savait rien. On a supposé qu’il était forcément arrivé quelque chose à ses parents, et que quelque chose d’inconnu lui avait ôté la mémoire et laissée là, mais… peut-être n’était-ce finalement qu’un mécanisme de son cerveau pour se protéger ? Enfin, au risque de me répéter, ce ne sont que des suppositions, puisque personne ne peut en parler. Dans tous les cas, lorsque Maestria s’est réveillée, elle ne savait pas où elle était, ni pourquoi. Et la première chose qu’elle a cherché à faire a été de se cacher. »

« C’est donc ainsi qu’elle est arrivée miraculeusement dans un village abandonné. “Miraculeusement”, car elle n’avait pas le souvenir d’avoir rencontré quelconque créature hostile. Elle y a trouvé une cachette, qu’elle a occupée pendant un certain temps. Et comme elle n’avait aucune notion de calcul de temps, elle ne pouvait toujours rien dire de manière exacte. Quoiqu’il en soit, elle y est restée jusqu’à sa rencontre avec ce qu’elle appellera plus tard “un ange”, accompagné d’un chat noir. L’ange était une femme aux cheveux et aux yeux roses, doté d’immenses ailes blanches. Elle a réussi à sortir Maestria de sa cachette grâce à de la nourriture, tout en attirant doucement sa confiance. Bien sûr, comme elle ne parlait pas, le dialogue fut impossible et l’ange se faisait comprendre avec certains gestes, bien que ce soit très rudimentaire. »

« Après un certain temps, l’ange a réussi à attirer suffisamment la sympathie de Maestria pour la faire marcher avec elle. Et là encore, la durée de ce voyage n’était pas mesurable au vu des connaissances de mon amie. Elle se rappelait cependant que le voyage était mouvementé et dangereux, au vu du nombre incalculable de combats que l’ange a dû faire. Elle devait constamment veiller sur Maestria et la défendre contre les wyverns, thérianthropes et autres créatures dangereuses qui les attaquaient. Maestria nous expliquait que, parfois, elle changeait d’apparence, tout en étant toujours elle-même, ce qui, finalement, ne la dérangeait pas. Bref. Donc l’ange et Mae’ sortirent finalement des Terres Sauvages, pour atteindre les civilisés… »

« Et c’est là que les choses se corsèrent davantage. Maestria s’était énormément attachée à l’ange, durant son voyage. Mais, pour une raison qu’elle ignore, lorsqu’elles entrèrent dans une première ville qui, elle, n’était pas abandonnée, les villageois se précipitèrent pour récupérer la dragonne et repoussèrent l’ange loin de la ville. Quant à elle et son chat, qui s’étaient toujours vaillamment défendus, ils prirent juste la fuite. Et Maestria hurlait, se démenait pour rejoindre son amie, furieuse d’être ainsi séparée d’elle. Elle nous a également avoué qu’il s’agit probablement cet évènement traumatisant qui a fait d’elle une Méduse, bien qu’elle n’en ait pas été informée avant bien longtemps. Parce qu’elle ne comprenait pas les mots, vous voyez. »

« Mon amie est vite sortie de cette ville, remplie de gens qu’elle n’aimait pas, qui la regardaient parfois mal et qui l’avaient séparée de l’ange. Elle prit le chemin que son amie avait emprunté, sans se douter qu’elle ne la reverrait jamais. Elle nous a expliqué qu’elle ne savait pas combien de temps elle avait erré. Forcément, puisque, comme dit plus tôt, elle ne calculait pas. Mais ce fut long. Tellement long qu’elle arriva dans la Forêt d’Émeraude. Elle survivait, fuyait les êtres vivants, se nourrissait de plantes et de fruits. Mais dans la nature, il faut toujours éviter de manger des fruits qu’on ne connait pas. Et comme Maestria ne s’y connaissait pas, elle fit l’erreur de manger des baies qui n’avaient de bon que l’apparence. »

« C’est une dragonne bleue et une jeune araignée blanche qui ont secouru Ange. Elle ne pouvait rien faire pour se défendre, puisqu’elle était malade comme un chien, et fort heureusement, elle se trouvait sur le chemin d’une guérisseuse dragonne. Les deux demoiselles ont alors pris soin de Maestria, avant de l’emmener chez elles, au cœur de l’Essaim. Ange nous a avoué qu’elle ne savait pas trop ce qu’il se disait, mais ses deux sauveuses parlaient avec une araignée de grande taille. Après coup, bien après, elle s’est demandé si elle avait bien fait de faire ce qui allait suivre, mais elle se sentait observée et mal à l’aise au milieu de tous ces insectes et ses gens alors… elle a fui, tout simplement. Elle a de nouveau erré, longtemps. »

« En passant à travers Ambre, elle a reçu plusieurs mauvais traitements, des regards déplacés, des invitations plus ou moins polies à dégager… De quoi la faire définitivement fuir ce pays. Jusqu’à ce qu’elle atteigne Saphir. Et là, sur les côtes, après avoir erré longuement, après avoir eu beaucoup de mal à refaire confiance aux baies diverses, elle les a rencontrés. Enfin… Elle nous a bien certifié que s’il n’y avait eu que le léviathan, jamais elle ne se serait approchée. Mais il n’était pas seul. Il était accompagné d’une femelle, aux écailles roses, sublime. Ses couleurs et son apparence générale lui ont aussitôt rappelé l’ange et elle n’a pas hésité à aller la voir. Et finalement, elle est même restée avec eux. Un temps du moins. Temps relativement correct, pendant lequel elle put apprendre à se faire comprendre par des gestes. »

« Mais encore une fois, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Elle s’était attachée aux deux léviathans et ils semblaient bien déterminés à la garder sous leur aile, mais… Pour une raison qu’elle a toujours ignorée, une nuit, des gens sont venus les enlever, elle et la femelle léviathan. Elle n’a jamais su combien de temps elle est restée enfermée avec un sac sur la tête, sans jamais voir ses ravisseurs et sans moyen de défense. Elle est juste… restée là. Jusqu’à ce que quelqu’un la porte et l’emmène quelque part. Lorsqu’il lui enleva son sac, la lumière parvint tellement à l’éblouir qu’elle ne put voir qu’une ombre s’éloigner. Et jamais, malgré toute la volonté du monde, elle ne parvint à la rattraper. Et de nouveau, Ange était seule. »

« Alors elle a erré, encore. C’est drôle, j’ai toujours eu l’impression que les maîtres-mots de l’histoire de Mae’ étaient “solitude” et “errance”. Et malgré tout, elle est restée forte et gentille. Enfin bref. Donc elle a continué à marcher, incapable de retrouver le chemin pour retrouver les léviathans. Et finalement, elle est arrivée à Diamant. Et figurez-vous qu’elle a encore rencontré quelqu’un. Un dragon sans ailes, cette fois. Elle ne le comprenait toujours pas, elle fuyait les gens, mais… Stücks parvint, non sans difficulté à apprivoiser la dragonne, avec de la nourriture et de la gentillesse. Tous les jours, il revenait pour la voir. Jusqu’à ce qu’il ne parvienne à la ramener chez lui et sa nouvelle famille. »

« Stücks vivait avec des lungs : ses parents, son frère et sa sœur adoptifs. Et avec le temps, la petite famille en arriva à adopter Maestria. Ils lui apprirent tout. À parler, se comporter en société, à ne plus être effrayée des gens, à dompter Méduse. Elle a également commencé à apprendre la magie du cristal et celle de la lumière. Elle pouvait comptait sur Hell (sa nouvelle sœur) et sa mère adoptive sur ces deux sujets, puisqu’elles se sont toutes les deux fait un plaisir de devenir professeures de magies. Elle a également commencé son entraînement au cerceau avec son père, et Geld (son second frère) se faisait un plaisir de les aider. Avec Stücks, elle apprenait plein de connaissances utiles, mais n’ayant jamais un lien avec la bagarre directe. À calculer le temps, notamment ! Elle est restée pendant cinq ans avec les lungs. Deux ans où elle adopta le nom de Maeda et le prénom d’Ange, en référence à son caractère doux et affectueux. C’est d’ailleurs depuis ce jour qu’elle a appelé sa première sauveuse de cette manière, incapable de lui trouver un autre nom. Elle nous a dit avoir vécu les plus belles années depuis son réveil. »

« Mais vous vous en doutez… Ça ne pouvait pas continuer indéfiniment. Un mystérieux accident survint, causant la mort de la mère de famille. Et alors que Stücks, se sentant coupable, préféra fuir la famille pour ne pas causer plus de trouble, son frère et sa sœur commencèrent à plonger dans une certaine folie. Geld était déjà un peu bizarre auparavant, mais cette histoire le fit complètement disjoncter. Quant à Hell, elle avait toujours été douce, mais elle ne laissait plus personne se rapprocher de sa famille, désormais. Et ce pendant que le père dépérissait peu à peu, se sentant presque plus coupable que Stücks. Quant à Ange… Elle essayait de recoller les morceaux de sa famille, fuyant sa tristesse. Mais elle échoua. Geld et Hell prirent la poudre d’escampette, disparaissant sans laisser de traces. Et meurtre ou suicide, personne ne sait ce qui arriva au père. Était-ce simplement lui qui mit fin à ses jours ou est-ce que celui qui avait tué la mère était revenu ? Nul ne le sait. Quoiqu’il en soit, Ange se retrouva à nouveau seule. »

« La famille Maeda avait toujours vécu dans un coin reculé, aussi, quand elle retourna en ville, les gens la regardaient bizarrement, à cause de son don de Méduse. Mais certaines personnes la connaissaient encore, ce qui ne rendit pas sa vie si désagréable. Elle s’arrangea pour trouver un travail afin de continuer à vivre. Mais comme elle ne savait pas faire grand-chose de plus que s’occuper des plantes, ce ne fut pas facile. Pourtant, elle parvint à devenir jardinière auprès d’un vieil aveugle auquel elle n’avait jamais fait attention, mais qui ne voyait pas qu’elle était Méduse. Et alors qu’elle chantonnait dans le jardin, qu’un voisin lui ordonnait de se taire, au vu de sa voix de crécelle… Ce fut la porte vers une nouvelle voie qui s’ouvrit. »

« Le vieil homme qui l’avait embauchée avait été professeur de chant. Et en entendant la voix de crécelle, justement, il se proposa à lui donner des cours. Quitte à ce qu’elle chante dans son jardin en s’occupant des plantes, autant qu’elle chante bien ! Et ainsi donc, pendant près d’un an, elle apprit la chanson avec son mentor. Et de sa voix de crécelle, aujourd’hui, Maestria possède une voix qui correspond bien à son prénom. On peut dire que ce fut du bon travail ! »

« Mais au bout de cette année, qu’on estime proche des dix-huit ans d’Ange, son maître lui proposa de se rendre dans la Cité de Diamant et d’y trouver une taverne, l’Érable Doré, de se présenter comme son élève et de s’y représenter. Il pensait qu’elle avait suffisamment de talent pour y être appréciée, et comme elle semblait adorer chanter… Pourquoi ne pas essayer de vivre de la chanson ? Ange fit donc ce qu’il lui demanda, et partit pour la Cité. Elle y trouva l’Érable Doré, dans lequel, après l’avoir bien cachée sous une tenue trop grande, on accepta de l’entendre. Et dans la salle, ce fut l’extase. Si bien que la tavernière oublia presque que Mae’ était une Méduse et lui proposa de revenir dès qu’elle le voulait. Ange retourna ensuite dans le village duquel elle venait afin d’annoncer l’excellente nouvelle à son mentor. Elle y apprit que s’il lui avait demandé cela, c’était pour qu’il puisse partir en sachant si sa dernière voix allait s’envoler. Et ce fut lui qui s’envola pour un mode meilleur quelques jours après le retour d’Ange. »

« Cette fois-ci, Ange décida de partir avec un lieu bien défini en tête. Elle voulait retourner à la Cité de Diamant et à l’Érable, ce en tant que dernier hommage pour son maître, mais également parce qu’elle le voulait. Et ainsi, elle vécut pendant presque deux ans à Diamant, payant son loyer avec un salaire de serveuse et chanteuse. Lorsqu’elle travaillait, elle se couvrait avec un ensemble similaire à celui qu’on lui connait aujourd’hui, mais beaucoup moins riche. Joli, mais simple. »

« Et c’est lors d’une représentation qu’elle fit la rencontre de Kid. Je me rappelle qu’elle nous a révélé que, la première fois qu’elle l’a rencontré, elle croyait que c’était une blague ou une arnaque, et qu’elle l’a poliment repoussé. Il lui a néanmoins laissé sa carte et c’est… la tavernière, qui, en la voyant la jeter dans la poubelle, l’a traitée de folle. Elle lui a expliqué qui était Kid, ce qu’il faisait et qu’elle ratait sa vie. Que sa voix devait être connue de tout le monde et qu’elle lui en voudrait de ne pas aller à Rubis avec lui. Elle l’a poussée hors du nid en sachant que son oisillon allait s’envoler, et ce fut effectivement le cas. Après avoir su tout ça, Ange savait qu’elle s’en voudrait de ne pas au moins essayer. Aussi, elle recontacta Kid, qui était ravi de voir son changement d’avis, et elle le suivit jusqu’ici. »

« Je me dis que c’est peut-être le bon moment pour vous dire quelques mots sur Kid, maintenant qu’il est entré dans l’histoire de Maestria. Sans doute devez-vous le connaître, puisque c’est une célébrité connue dans presque toutes les îles. Kid est ce qu’on appelle “un chasseur de talents”. Il voyage énormément afin de rechercher de jeunes prodiges de tous les domaines et leur faire intégrer la Virtuo’Cité, afin qu’ils deviennent célèbres. Bien sûr, il se fait une grosse marge de fortune sur notre dos, mais… Nous sommes nous-mêmes plus riches alors… C’est ainsi que ça se passe. Pour ma part, je fais partie d’un groupe de danseuses. Et souvent, on se représente sous la voix de Maestria. Enfin bref. »

« Lorsque Maestria est arrivée dans notre appartement, tout était déjà réglé. Son nom de scène, son costume pour cacher son illusionnisme… Enfin, le concernant, il fallut encore attendre quelque temps pour qu’il soit terminé, mais il avait été convenu de garder la même base. Ange travaillait officiellement pour Kid, et il était désormais la seule personne qu’elle connaissait. Il nous la confia, comme tous ses talents vivent en cohabitation jusqu’à ce qu’ils ne désirent se prendre un appartement ou une maison. Pour notre part, on a décidé de rester entre amies, et Maestria a semblé heureuse de nous rejoindre. »

« Nous sommes vite devenues amies. Et elle nous a vite raconté tout ça. Puis elle a vite subi l’évolution vertigineuse qui accompagnait les prodiges de Kid. Pendant longtemps, elle a été heureuse. Elle chantait, dansait, elle vivait une belle vie. Nous dansions avec elle. La réputation de Maestria, grimpait en flèche. Kid semblait heureux aussi. Il lui offrait beaucoup de cadeaux. Mais avec les filles… On savait que c’était toujours comme ça avec lui. »

« Parce que voilà… Kid n’est pas la meilleure personne du monde. S’il semble gentil et agréable au début, il faut savoir qu’il est également très amoureux de son argent et de sa réputation. Il ne tolère aucun échec, se montre parfois dur et sans scrupules. Je sais qu’il a parfois des comportements étranges. Et le passé d’Ange lui avait appris à ne pas se laisser faire. Deux ans après avoir rejoint la Virtuo’Cité, Ange et Kid se disputaient souvent. Elle revenait parfois en larmes. Et on ne pouvait rien faire pour l’aider, si ce n’était lui changer les idées. Et compatir, puisque l’on connaissait Kid depuis plus longtemps qu’elle. »

« Puis c’est arrivé. Quoi exactement ? Personne ne saurait vous le dire. Peut-être est-ce la faute de Kid ou peut-être pas. Ange a été retrouvée en dehors de la Cité de Rubis, complètement perdue et amnésique. Elle ne savait plus qui elle était, elle ne savait plus pourquoi elle était là. Kid a dû envoyer quelqu’un pour la chercher et a dépêché quelqu’un pour la soigner. Elle lui rapportait suffisamment d’argent pour qu’il puisse s’inquiéter pour elle, encore. Avec les filles, on s’est arrangées pour qu’elle retrouve au moins son histoire. On s’est rendu compte que son amnésie était sélective. Elle ne se souvenait plus de son passé, de ses relations, d’elle-même, mais elle savait encore parler et compter. Elle connaissait toujours les nations gaïennes et les espèces, elle savait encore utiliser la magie et le cerceau. Enfin… Beaucoup de gens ont été envoyés pour essayer de déterminer ce qu’il s’était passé… Mais personne ne le savait. Enfin, si ça s’était arrêté à une perte de mémoire, sans doute ça n’aurait pas été aussi grave. »

« Sauf que voilà… Ange n’a pas que perdu sa mémoire avec cet accident. Elle n’a plus jamais été la même depuis ce jour. Personne ne sait pourquoi, mais elle a perdu la capacité à ressentir les émotions comme la joie ou l’affection. Et cela en gardant sa tristesse et sa peur. Comme si quelqu’un lui avait supprimé toutes ses bonnes émotions. Mais alors qu’on avait toujours eu une relation très fusionnelle, elle s’est distancée de nous. Oh elle ne le faisait pas vraiment exprès, on le sait bien, mais… tout n’est jamais revenu comme avant. »

« Nous avons dû également nous rendre compte, grâce à l’usage de détection de magie, qu’Ange n’était plus seule. Et si nous nous sommes forcément demandé si ce n’était pas le pacte avec ce démon qui avait enlevé les émotions de notre amie, elle nous a assuré que, selon lui, qui n’avait pas perdu la mémoire, leur contrat n’avait pas porté sur cela, mais sur la magie en elle-même. Mae’, elle, ne pouvait rien dire de celui-ci, puisqu’elle ne s’en souvenait pas. Et même si nous avons toujours douté de l’honnêteté du démon, il fut difficile de prouver quoi que ce soit. Et puis, elle avait effectivement gagné des pouvoirs d'aether, d'abject et de plantes, ce qui a toujours semé le doute. »

« Et puis le temps a continué à défiler. Ange s’est quasiment réapproprié son histoire, mais sans sentiments, elle ne l’a jamais vraiment comprise. Pourquoi avait-elle été si furieuse d’être séparée de l’ange ? Comment avait-elle pu s’attacher à tant de personnes, si la fin finissait par ne lui laisser que de la tristesse ? Une fois, elle m’a même avoué qu’elle supposait que son histoire aurait pu mieux se passer si elle n’avait jamais été dotée de ces sentiments. Elle ne comprenait que la peur qu’elle avait eu des insectes et la tristesse qui la prenait sans cesse. Mais la vie n’avait pas tant de saveur si on ne lui laissait que cela, alors… Pourquoi ces émotions et pas les autres ? Personne n’est arrivé à comprendre. »

« Mais pour Kid, cela ne faisait rien, tant qu’elle continuait à chanter. Ce qu’elle fit, sans discuter. Avec les filles, nous avions peur qu’elle ne ressente plus le plaisir qu’elle avait tout le temps ressenti avant cela. Alors on lui a demandé. Et elle a haussé les épaules, nous rappelant qu’elle ne savait plus ce qu’était le plaisir et le déplaisir. Chanter lui offrait un sentiment étrange, mais elle ne savait pas quoi. Nous avons supposé que, peut-être, c’était à partir du chant qu’elle pourrait retrouver ses émotions, et nous l’avons encouragée à continuer. »

« Ses relations avec Kid se sont étonnamment améliorées. Enfin, tout est relatif. Disons qu’ils ne se disputaient plus, qu’elle faisait ce qu’il lui demandait sans discuter. Il était content et ça lui suffisait. J’ai toujours soupçonné qu’Ange nous cachait quelque chose à propos de leur relation. Contrairement à tous ses autres liens, elle a l’air de toujours vouloir le satisfaire. Mais je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi, et elle, elle n’a jamais voulu le dire. Et puis, il y a eu l’apprentissage de la peur. J’ai toujours suspecté le démon d’Ange d’en être la cause, et j’en ai obtenu la certitude plus tard. Je ne sais pas pourquoi il l’a poussée à apprendre cet horrible élément, mais avec son aide, elle est parvenue à le maîtriser. D’un côté, j’imagine que, comme la peur est le seul sentiment qu’elle éprouve d’elle-même, cela fait sens et pourrait l’aider, mais… Au fond, ça me gêne beaucoup. Enfin, la vie n’était pas si mal, à cette époque, alors j’imagine que ce n’était pas terrible. »

« Mais là encore, il a fallu que quelqu’un arrive et ne gâche tout — si tant est que quelque chose était encore à gâcher. J’ai toujours soupçonné Jaspe d’être dans le coup. Ils se fichent éperdument de la raison qui pousse les gens à essayer la première fois, tant qu’ils reviennent dépenser leur argent. Je ne saurais pas dire comment elle a pu les rencontrer, mais… Elle a réussi à mettre la patte sur quelque chose qui changea encore les choses. La première fois qu’on l’a vue rentrer, euphorique, l’air d’être sur un petit nuage, on a compris que quelque chose n’allait pas. Enfin… Il serait faux de dire qu’on ne s’est pas d’abord réjouies pour elle, croyant simplement qu’elle avait retrouvé ses émotions, mais… On s’est ensuite vite rendu compte que quelque chose clochait. Ses pupilles dilatées, ses propos déphasés… On a pris soin d’elle jusqu’à ce qu’elle aille mieux, mais on savait parfaitement qu’elle avait consommé une drogue quelconque. »

« Et évidemment, à son retour, on lui en a parlé. On lui a dit que c’était mauvais pour elle, qu’elle ne devait pas continuer. Mais elle nous a répondu que, malgré tout, elle avait réussi à ressentir de la joie et du bonheur. Que même si c’était mal, elle s’était sentie bien, pour la première fois depuis son second réveil. On n’a pas su quoi faire, à part tenter de lui expliquer que ça n’était pas vraiment réel, que la drogue jouait sur le système nerveux. Mais de l’autre côté, après réflexion… On s’est dit que, si la drogue avait réussi à faire revenir ses émotions, cela voulait dire qu’elle devait bien les avoir encore, même si elles étaient cachées ? »

« On a quand même essayé de l’en empêcher. Mais elle nous a ignorées et est retournée en acheter. Et un jour, Kid l’a trouvée dans cet état. Il s’est énervé. On ne s’attendait pas à mieux, avec les filles. Il nous a aussi engueulées, pour ne pas avoir empêché cela. Et lorsque Maestria est revenue de son monde euphorique, elle s’est pris l’allumée du siècle. Elle a tenté de s’expliquer, il n’a pas écouté. Il lui a interdit de toucher à, je cite, “ces merdes”, justifiant cela par le fait qu’elles pourraient nuire à sa réputation, à sa vie, à tout. J’ai honte de le dire, mais j’ai espéré que cette engueulade ferait prendre conscience à Ange qu’elle faisait une bêtise. »

« Kid la surveillait au début. Pendant quelques mois, Ange a été complètement sobre, si bien que le patron a cru que ses menaces avaient été écoutées. Pourtant, à peine il leva sa surveillance qu’Ange reprit sa consommation. Certes, elle l’avait tellement baissée qu’il fut difficile de voir qu’elle avait continué, mais elle n’avait pas vraiment arrêté. Il a fallu tomber sur elle au hasard pour le revoir. Bien sûr, personne ne l’a balancée, même si on a tenté de la raisonner, encore une fois. On sait qu’elle n’en utilise pas souvent, mais… Je ne saurai dire, c’est bizarre. Je n’aime pas ça. Mais que peut-on y faire ? »

« Cela fait presque deux ans qu’Ange vit ainsi, maintenant. Sans bonnes émotions, à devoir se droguer pour ressentir un peu de bonheur. Et cela fait presque deux ans qu’on s’efforce de la soutenir, même si c’est parfois compliqué. Avec les filles, on veille à ce qu’elle ne se fasse pas choper par Kid, parce qu’on sait qu’il ne répète jamais ce genre d’engueulade. On sait que, s’il le sait, Ange perdra tout. On espère qu’un jour, elle n’aura plus à utiliser ce genre de produit et qu’elle retrouvera ses émotions. Mais est-ce un rêve perdu d’avance ? »