Lorsque Rhune est venue vous voir, vous en êtes ressorti profondément apeuré. Non pas spécialement à cause d’elle, mais plutôt à cause des propos qu’elle a tenus. Ainsi, vous aviez gaspillé toutes vos chances ? Cela signifiait sûrement que le Lieutenant Sanguin allait se débrouiller pour vous rendre la vie horrible ? Ou qu’il allait simplement mettre un terme à votre vie ? Vous êtes resté longtemps sans réponse, assis dans votre cellule, entre trois murs et une porte de métal. Vous avez longtemps cogité sur votre cas. Et étrangement, vous vous êtes pris à espérer que Rhune fasse jouer une nouvelle fois de ses privilèges pour vous éviter une mort lente et douloureuse.

Mais les jours ont continué à passer. Vous les avez comptés. D’autres personnes vous ont parlé après Rhune. Des gens qui vous ont dit tantôt des choses horribles, tantôt des conseils avisés. Et cette fois, vous avez écouté ces conseils. Vous ne vous êtes pas défendu. Vous avez fait ce qu’on vous demandait. Résigné et vidé de toute envie de riposter. Peut-être que, finalement, c’était ce que désirait Rhune ?

Jusqu'à ce que, le sixième jour, la porte de votre cellule s’est rouverte sur une dragonne aux écailles brunes. Vous avez posé sur elle un regard lamentable. Vous vous êtes demandé si elle était là pour vous donner la date et l’heure de votre mort ou simplement pour mettre un terme à vos jours. Mais au lieu de cela, un sourire triste s’est étiré sur les lèvres de la dragonne, qui s’est assise en tailleur face à vous.

« Je n’espérais pas tant que notre entrevue te fasse tant réagir. Le Lieutenant est ravi de tes progrès. Mais laisse-moi te dire qu’il ne reviendra pas une deuxième fois sur ses paroles. Je te laisse faire ce que tu veux de cette information. »

Vous observez Rhune — ou peut-être Hydra — d’un air las. Donc votre abattement est parvenu à attirer la clémence du Lieutenant ? Vous ne savez pas si la nouvelle est bonne ou non, mais cela signifie que l’on continuera à extraire votre sang sans vous tuer, finalement.

« Tu sais, ce n’est clairement pas la meilleure des vies et ça m’embête de te savoir comme ça. J’ai essayé de te prévenir, tu ne m’as pas écouté. Et t’aider à fuir ne fera qu’empirer la situation. Alors tu pourrais… Rendre cette vie moins terrible ? »

Vous hochez tristement la tête, vous demandant si la mort n’est pas un meilleur traitement. Mais celle-ci vous effraie trop. Peut-être que Rhune a raison ?

「 … 」

Et finalement, une semaine est passée. Et les propos de Rhune se sont révélés vrais. Très vite, votre situation s’est améliorée. Vous pouvez sortir de votre cellule, vous déplacer librement à travers la Cour des Miracles. Certains endroits sont fermés, mais la place est tellement grande que vous n’avez pas encore eu le temps de tout visiter. Vous avez été surpris de toucher une petite somme d’argent. Certes votre précédente paye était plus élevée, mais vous ne vous attendiez déjà même pas à recevoir de l’argent. Il y a des commerces, où les prix sont très bas. Sûrement beaucoup de contrebande, mais cela vous permet, quelque part, de supporter un peu mieux la vie ici. La nourriture vous est fournie gratuitement, et si elle n’est pas extra, elle n’est pas infâme non plus. Même l’endroit où vous vivez désormais est propre et bien entretenu. Les Jaspiens ne vous regardent pas forcément mal et finalement, si la vie n’est pas exceptionnelle, elle est au moins vivable. Vous avez également pu remarquer que vous pouvez participer à des jeux pour gagner de l’argent. Mais par peur de trouver des jeux mortels, vous ne vous y êtes pas encore penché.

「 … 」

Quoiqu’il en soit, après quelques temps passés à supporter la vie à Jaspe, vous avez croisé à nouveau la route de Rhune. Elle vous a emmené dans un endroit tranquille, qui permet de voir la place principale de la Cour des Miracles dans son entièreté. Et alors qu’elle vous sourit, toujours sous son apparence de dragonne, elle finit par révéler :

« Je suis contente de savoir que tu as fait ce qu’il fallait pour ne pas mourir bêtement. J’ai appris pour tous tes progrès, plusieurs gars sont plutôt ravis. »

Vous n’osez pas lui demander qu’est-ce qui les satisfait le plus dans la circonstance. Vous vous contentez d’observer la place sans un mot, alors que Rhune soupire.

« Tu sais pourquoi j’essaie de m’attacher le moins possible aux gens ? J’ai vécu une grande partie de ma vie ici. Si je ne t’ai jamais parlé de mon père jusqu’à aujourd’hui, c’est parce qu’il s’agit du Roi Écarlate. Ce n’est pas la chose la plus simple à avouer, tu l’entendras. »

Vous hochez la tête. Même si vous lui en voulez, vous vous rendez bien compte qu’elle n’a pas tout à fait tort.

« Ça fait longtemps que je travaille ici. Mon père n’est pas un sale con, comme tu le crois. Enfin… Je dis ça, mais je sais que tu ne changeras pas d’avis sur son cas. Mais moi je le connais. Je sais qu’il fait des choses mal, il sait qu’il en fait. Il me l’a jamais caché. Mais à une époque, il voulait faire les choses correctement. Et à cette époque, personne ne l’a laissé faire. On lui a pourri la vie alors qu’il était plein de bonnes intentions. »

Vous levez les yeux au plafond. Bien sûr. Et vous, vous êtes le dernier des pigeons. Elle a raison lorsqu’elle suppose que vous ne la croirez pas. Et si vous envisagez une demi-seconde qu’elle pourrait raconter la vérité, vous supprimez bien vite ces pensées de votre crâne.

« Il m’a élevée correctement. Il voulait me laisser à part de Jaspe pour ne pas me gâcher la vie. C’est ma faute si je l’ai appris, j'ai trop insisté pour le découvrir. J'étais déjà une excellente espionne, à cet âge-là, haha. Enfin, il faut aussi dire que mon père ne s'attendait pas à ce que je le suive. Bref. Même si ça m’a fait bizarre, je savais des choses à l'époque que beaucoup trop ignorent encore aujourd'hui. J’ai quand même passé de belles années, c’est un bon père. J'avais plein de frères et sœurs, certains que je voyais, d'autres non. »

Vous l’écoutez sans un mot, sans même la regarder. Vous essayez de lui faire croire que vous l’ignorez, mais ça ne marche pas et Rhune continue son histoire.

« J’ai rapidement voulu mettre ma pierre à l’édifice, mais dans l’optique de rendre l’espoir que mon père avait perdu. Je voulais que les choses aillent mieux et que la Mafia renaisse de ses cendres, comme il avait tenté de le faire. Je me suis dit que j’avais peut-être la possibilité de refaire partir les choses correctement. »

Elle soupire bassement et vous pouvez comprendre qu’elle parle de cela avec nostalgie… Comme si, finalement, elle aussi l’avait perdu, cet espoir.

« J’ai enchaîné les p’tits boulots. Et j’imagine que te dire que j’ai jamais touché au sang de qui que ce soit ne te fera pas grand-chose ? Les années sont passées, je grandissais, j’ai pris un rôle plus important. Et j’ai vite été confrontée aux raisons qui ont fait perdre l’espoir à mon père. »

Malgré vos tentatives pour ne pas paraître intéressé, ses derniers mots vous font lui porter un léger coup d’œil, qu’elle perçoit. Elle sourit, avant de continuer :

« Qui voudrait être ami avec quelqu’un de Jaspe ? Qui voudrait être ami avec un vampire ? Qui parle bien d’eux ? Personne, personne et personne. Les vampires sont de sales buveurs de sang. Et à Jaspe, il n’y a que des sales types. Tu sais qu’il y a environ soixante-quinze pour cent de la population vampire qui se nourrit exclusivement d’énergie solaire, végétale ou cristalline ? Les vingt-cinq autres pour cent sont ceux qu’on peut effectivement qualifier de sales types. Et que mon père a voulu éliminer, jusqu’à ce que les mortels et leurs a priori le fassent abandonner. »

Vous observez la dragonne avec une touche de curiosité. D’où tient-elle ces chiffres ? A-t-elle seulement des preuves de ce qu’elle avance ? Elle semble comprendre votre question silencieuse puisqu’elle vous sourit et continue :

« Nous avons quatre centres, dont trois qui ont été fondés grâce aux travaux de mon père et de ses parents. Ces trois centres ressemblent un peu à celui-ci, mais au lieu d’extraire la magie que les mortels ont dans le sang, ils extraient la magie des cristaux, du soleil et des végétaux. Mais l’extraction est plus difficile, c’est pour cette raison que les premiers vampires se contentaient de vider les gens de leur sang. Pourtant aujourd’hui, ces trois centres travaillent tellement d’arrache-pied qu’ils forment le plus gros de la production de nourriture pour vampire. Et si le travail du Lieutenant Sanguin est toujours d’actualité, t’as dû remarquer que l’économie de la Cour des Miracles tient plus sur d’autres sujets. »

Vous observez la place, en contrebas. La place et toute sa contrebande, la place et ses jeux étranges. Vous remarquez aussi que les gens qui s’y déplacent n’ont pas tous l’air d’être de gentils gars. Qu’ils soient vampires ou non. Vous avez également remarqué qu’il n’y a aucun enfant, et peu de femmes. Mais est-ce que vous pouvez tout de même accepter ce qu’ils font ici ? Certainement pas.

« Si on extrait toujours l’énergie sanguine, c’est à cause des vampires qui en demandent, et à cause des Revenants. Je te l’ai dit, extraire l’énergie solaire, cristalline et végétale est un procédé plutôt compliqué. Mais un grand nombre de vampires refusent de se nourrir de sang, depuis qu’ils ont appris que Jaspe possède des moyens plus sains. La demande est grande, et les Revenants se trouvent parfois dans l’impossibilité d’avoir des stocks leur évitant le stade de Zombie. J’ai aussi pris la peine d’étudier le marché. Le sang des mortels se trouve partout, sur toutes les îles… Et il se régénère relativement vite. L’énergie solaire est illimitée, mais longue à extraire. L’énergie cristalline se régénère tellement lentement qu’il serait impossible d’en faire une source viable sans les autres. Et les plantes ayant le plus d’énergie magique sont celles qui mettent du temps à pousser. Ici, on s’est arrangés pour trouver des solutions sans douleur, ou presque, et qui ne causent pas la mort des gens. Les possibilités sont infinies, mais il n’y a que Jaspe qui s’en préoccupe. Les autres nations ont plutôt envie de tuer tous les vampires. »

Vous observez Rhune, qui semble profondément attristée par ses propos. Vous commencez alors à comprendre l’ampleur des problèmes vampiriques, mais votre éducation vous pousse à les repousser. Et c’est là que vous vous demandez quelque chose… Le problème ne vient-il pas de ce genre de réaction, finalement ? Votre surprise ne laisse pas Rhune indifférente.

« Tu commences à voir dans quelle impasse je me suis trouvée quand j’ai pris conscience de ces faits ? J’ai aussi perdu peu à peu l’espoir que les choses puissent changer. Peut-être que toi tu réaliseras, mais ça ne suffira pas. Il faudrait que toutes les mentalités changent. Mais faire changer le monde, c’est impossible. Alors, quand j’ai réalisé tout ça, j’ai commencé à préférer faire mon travail pour protéger ce que j’avais, plutôt que pour améliorer les choses. Et encore une fois, j’ai suivi la voie de mon père. D'ailleurs, j'ai rencontré Synhel pour cette idée : protéger ce que j'avais. Je faisais croire que je voulais améliorer Jaspe, encore, mais il n'a pas été dupe et on s'est vite trouvé des points communs. »

Elle sourit, se penche au-dessus de la balustrade et vous montre un point du doigt. Vous observez la direction et y voyez un type en aidant un autre à se relever, après que ce dernier soit visiblement tombé.

« On est comme vous, mais on se nourrit plus de la même chose. Enfin bref. Donc j’ai continué à bosser pour mon père. Mais ce n’est que récemment que je suis devenue Revenante. À cause de l’un d’eux, justement, qui ne voulait pas devenir Zombie et qui n’a pas voulu contacter Jaspe. Il ne savait même pas qui j’étais. Il a cherché à apaiser mon âme avec des croyances de son peuple. Et quand je me suis réveillée d’entre les morts, il aurait pu faire un arrêt cardiaque, si son cœur battait encore. Je lui en ai pas voulu, je l’ai juste guidé vers Jaspe et maintenant, il est un Vampire qui ne tue plus personne. »

Vous soufflez, un peu surpris de tout ce que Rhune vous a appris.

« Je n’ai pas eu une vie plus enviable qu’une autre, mais pas une plus mauvaise. J’essaie de faire de mon mieux pour changer les mentalités, pour améliorer la vie d’un maximum de gens, mais à ma hauteur. Actuellement, on essaie de développer la méthode pour repasser de Revenant à mortel. C’est pas assez connu, mais ça empêcherait beaucoup de choses. Enfin bref. J’espère que tu sauras utiliser tout ce que je t’ai dit à bon escient et que ça te fera changer d’avis sur certaines choses. J’aimerais vraiment qu’un jour, Jaspe ne soit plus considéré comme une Mafia, mais comme un Centre. »

Sur ses mots, la dragonne se redresse et fait demi-tour, sans rien dire de plus. Vous l’observez partir, la tête remplie de questions que votre bouche ne veut pas poser.